BVT : Professeur Eric Scerri, vous enseignez la chimie générale en première année à l'University of California, Los Angeles, mais vous venez d'écrire un ouvrage extrêmement détaillé sur le Tableau Périodique. D'où vous vient cet intérêt pour l'histoire et la philosophie de la chimie, disciplines auxquelles vous vous consacrez en parallèle à votre carrière de chimiste ?

ES : J'ai toujours été attiré par l'histoire, la philosophie est venue plus tard. Lorsque j'étais étudiant, et qu'un problème de compréhension se posait, mon réflexe était de reconstituer le récit historique du problème, de resituer la question dans son contexte et d'en comprendre les tenants et les aboutissants plutôt que de me limiter à simplement résoudre un problème technique. C'était ma façon à moi de donner du sens, j'étais instinctivement attiré par l'histoire et l'histoire me réussissait très bien. Mais j'ai grandi en Angleterre où j'ai fait mon école secondaire et à l'époque, à l'âge de 15 ans il fallait poser des choix très drastiques quant aux matières qu'on allait approfondir. Ce fut une décision très difficile pour moi. J'ai opté pour les sciences, la chimie, la physique et les mathématiques, alors que mon cœur était déjà du côté de l'histoire que je devais abandonner. C'est en histoire en effet que j'obtenais les meilleurs résultats et c'était pour l'histoire que je me passionnais le plus. La philosophie est venue bien plus tard. Cette passion d'adolescent explique sans doute ce réflexe qui est le mien de toujours rechercher dans le passé les moyens de mieux expliquer à mes étudiants les concepts et lois de la chimie contemporaine.

BVT : Avec quelques autres collègues, vous constituez une exception dans la communauté des historiens de la chimie, étant non seulement chimiste de formation mais aussi chimiste de profession. La plupart des autres chimistes en activité ne semblent pas intéressés par l'histoire de leur discipline.

ES : Il est vrai qu'avec ce qu'on appelle la professionnalisation de l'histoire de la chimie, il y a des dangers à ne pas minimiser, entre autres celui d'avoir à terme des spécialistes pointus du point de vue historique qui ne soient plus à même de comprendre certains aspects techniques ou même simplement concrets de la chimie. Le danger ne réside pas seulement dans l'exactitude ou non des propos tenus mais dans l'accueil que la communauté des chimistes peut leur réserver. Les chimistes en effet auront d'autant plus de mal à se sentir concernés que cette histoire ne semble plus être la leur.

BVT : Il faut donc que les historiens de la chimie de formation historique ou littéraire continuent de dialoguer avec les chimistes malgré cette professionnalisation et ne se confinent pas à des échanges avec leurs semblables. Mais pour cela il faut qu'il y ait des chimistes qui s'engagent dans ce dialogue. Comment intéresser les chimistes à leur propre histoire ?

ES : Mon impression est que, contrairement aux apparences, les chimistes sont plus intéressés par leur histoire qu'ils n'en sont eux-mêmes conscients, que s'ils écoutaient leur voix intérieure, et se libéraient quelque peu du dictat " publish or perish ", ils ne pourraient qu'être séduits par l'histoire de la chimie et tentés non seulement de s'en informer mais aussi d'y participer. Lorsqu'on est engagé dans la résolution de problèmes immédiats et urgents, on en vient à considérer l'histoire ou la philosophie de la discipline comme une perte de temps. Et je peux comprendre cette attitude. Mais ce sont donc des raisons d'ordre pratique qui à mon sens expliquent le peu de temps que les chimistes peuvent consacrer à l'histoire de leur discipline plus que tout autre raison. On ne peut en effet qu'être passionné par l'histoire qui met de la chair autour des idées et de leur progression, plutôt que de s'arrêter à une conception très monolithique, linéaire et déshumanisée du progrès.

BVT : Vous dites que la philosophie est venue plus tard. Comment est-ce arrivé ?

ES : Durant ma formation, je ne savais même pas ce qu'était la philosophie. Contrairement au système scolaire français qui laisse une grande place à la philosophie dès le secondaire, le système anglais se concentre sur l'histoire et la géographie. Ce sont des questions sur le sens de la vie et l'intérêt pour la philosophie indienne et chinoise qui m'ont finalement amené à intégrer la philosophie à ma passion pour l'histoire de la chimie. Durant mon doctorat en chimie théorique à Cambridge, je fatiguais mon promoteur en soulevant des questions qu'il qualifiait de " philosophiques ". Il finit par me renvoyer avec mes questions au département de philosophie et d'histoire des sciences, où mon questionnement ne fut pas mieux accueilli. Et en effet ce que j'avais mis sur le papier était certainement à leurs yeux très simpliste et peu élaboré puisque je manquais totalement de formation en ce domaine. Mais eux-mêmes n'offraient pas de formation ciblée en histoire et philosophie de la chimie. Il me fallut pas moins de six autres années pour vraiment démarrer un doctorat ( à mi-temps) sur les relations entre la chimie et la physique. Beaucoup de gens trouvaient la démarche fascinante et c'est à ce moment que je réalisais pleinement que la philosophie de la chimie n'existait pas en tant que discipline.

BVT : Est-ce ainsi que vous est venu l'idée de fonder un journal consacré exclusivement à cette discipline " Foundations of chemistry ", une revue publiée par Kluwer ?

ES : Lorsque les gens apprenaient que je rédigeais une thèse sur les relations entre la chimie et la physique, je recevais systématiquement beaucoup d'encouragement et de marque d'intérêt. Aussitôt suivait la question de savoir pourquoi au fond la philosophie de la chimie n'existait pas. Un jour lors d'un dîner en l'honneur de mon promoteur Heinz Post, j'étais assis entre le fils de F. Paneth et d'une éditrice du groupe Kluwer qui m'interrogeait sur mes recherches. Tout à coup elle me demande : " Au fond, est-ce qu'il existe un journal pour cette discipline ? ". Je lui dis que non et elle me répondit : " Lançons-en un ! ". On se mit donc au travail et c'est ainsi que tout a commencé.

BVT : Pourquoi à votre avis, la Tableau Périodique est-il si important, si central en chimie ? Est-ce parce qu'il condense toute la connaissance que nous avons des éléments qui constituent la matière qui nous environne et constitue de ce fait un outil d'enseignement très synthétique ?

ES : Récemment encore on me demandait avec étonnement comment j'avais pu écrire tout un livre consacré au Tableau Périodique. Le Tableau Périodique est plus qu'un outil d'enseignement, tellement plus. Du point de vue philosophique, il incarne à la fois l'unité et la diversité. En un seul tableau on a organisé effectivement toute la connaissance sur tous les éléments . Il n'y rien de similaire en biologie, il n'y a rien de similaire en physique : la chimie est vraiment unique de ce point de vue. Ce qui est encore plus fascinant c'est que ce tableau peut être compris et réinterprété indéfiniment, dans un processus sans fin. Le Tableau continue à porter des informations " cachées " ou non comprises à ce jour, et reste un moyen d'investigation auquel les chimistes se réfèrent. Il y a quelques années, lorsqu'on a découvert les supraconducteurs à basse température, composés de Barium, Lanthane, Cuivre et Oxygène, et qu'on a voulu en développer d'autres plus performants, on s'est aussitôt tourné vers le tableau, on a constaté que l'Yttrium était de la même famille et que donc on pouvait remplacer l'utiliser à la place du Lanthane avec peut-être des propriétés semblables mais à un température critique différente. C'est un réflexe de chimiste : même les propriétés qui étaient inconnues du temps de Mendeléev suivent la loi périodique qu'il avait imaginée, et sont manifestées dans la disposition du tableau.

BVT : Aujourd'hui on voit dans le tableau une conséquence de la configuration électronique au cœur de l'atome. Les élèves, le grand public pourraient dès lors n'y voir qu'une mise en œuvre d'une explication physique de la matière. D'aucuns prétendent même que la chimie est réduite à la physique de par la mécanique quantique. Vous avez mentionné une thèse consacrée aux relations entre la chimie et la physique, quel est votre point de vue ?

ES : Il est vrai que la connaissance intime de la constitution atomique permet de " refaire " de " re-présenter " le tableau périodique mais le statut de cette explication n'est en rien supérieur et n'épuise pas la compréhension de la matière. Il est important que les enseignants ne présentent pas la chimie comme une affaire de couches électroniques : c'est formel, c'est ennuyeux, et surtout cela évacue toutes les observations passionnantes qui se déroulent à l'échelle macroscopique. Au total, c'est une présentation amputée de la chimie. La chimie est à cheval sur les deux échelles : microscopique ou atomique et moléculaire, et macroscopique. En excluant l'un de ces aspects, on passe à côté de la chimie. La mécanique quantique est très belle, elle peut être efficace et elle attire par son côté fondamental, par le fait qu'on travaille au niveau des atomes. Mais cela ne suffit pas pour faire de la chimie.

BVT : Qu'espérez-vous apporter aux chimistes avec cet ouvrage ?

ES : Johannes Van Spronsen a publié en 1969 son fameux " The Periodic system of the elements : a history of the first 100 years " et quand on considère mon livre comme une digne successeur, il n'y a rien qui ne me fasse davantage plaisir car c'est un travail extraordinaire que celui de Van Spronsen du point de vue de l'histoire du Tableau périodique. Mais il y a des aspects qu'il n'a pas voulu traiter et le livre que j'ai voulu faire devrait apporter aux chimistes un sens plus aigu de leur discipline. Par exemple, Van Spronsen ne se pose pas la question des rapports entre la physique et la chimie, pour lui la question est effectivement résolue en faveur de la physique. Longtemps, les chimistes se sont sentis comme des scientifiques de seconde classe par rapport aux physiciens. Cette idée que la chimie en général et le tableau périodique en particulier est expliqué par la mécanique quantique laisse à penser que la chimie est une science superficielle, qu'il n'y a pas de grandes idées en chimie, qu'il n'y a rien de philosophiquement intéressant en chimie. Par mes recherches sur l'histoire du tableau, j'essaie en quelque sorte de remédier à cela. Car en fait c'est le contraire qui s'est passé : une bonne partie de la mécanique quantique est née et s'est appuyée sur le tableau périodique établi par les chimistes.

BVT : Le Tableau Périodique, c'est un peu une icône de la chimie. Aujourd'hui, les étudiants l'interprètent le plus souvent comme une succession d ou encore comme une présentation synthétique découlant de la structure atomique et électronique. Or un les éLien entre l'enseignement et la chimie

ES : J'aime a répéter que les enseignants de chimie sont plus proches de la philosophie de la chimie que ne sont les chercheurs. Ces derniers en effet ont des problèmes bien précis à résoudre, souvent en-déans des temps très brefs. Tandis que ceux qui enseignent, et présentent la chimie, ceux qui forment les chimistes ne peuvent échapper à des réflexions plus fondamentales. Ils se débattent avec des questions sur ce qu'il faut inclure, ce qu'on peut laisser de côté, sur l'ordre de présentation. De telle sorte qu'ils sont amenés à faire de la philosophie de la chimie de façon quotidienne. C'est en tout cas la façon dont je vois les choses.

BVT : C'est tout particulièrement vrai avec des étudiants débutants qui posent parfois des questions inattendues et déroutantes, et auxquelles en tant qu'enseignant on n'avait jamais songé, auxquelles il faut pourtant répondre de la manière la plus adéquate.

ES : En effet ces questions obligent l'enseignant à constamment réviser et enrichir ses points de vue. Mais c'est surtout le fait de devoir enseigner la généralité plutôt qu'une spécialité pointue qui soulève inévitablement davantage d'aspects philosophiques. Pour moi enseigner la chimie et faire de la philosophie de la chimie sont donc deux choses indissociables : ce n'est pas un hasard si je me consacre aux deux.

BVT : Maintenant que vous avez publié cet ouvrage sur le Tableau périodique, quels sont les projets auxquels vous comptez vous consacrer ?

ES : J'ai l'intention de poursuivre dans les deux directions, vers le public général et les chimistes, qu'ils soient enseignants ou non, et vers les historiens et philosophes de la chimie. D'une part j'aimerais produire un ouvrage grand public sur le tableau périodique, illustré et agrémenté d'encarts biographiques. D'autre part, je songe à collecter les différents articles et contributions que j'ai écrit dans un livre à l'intention des historiens et philosophes de la chimie.

BVT : Et bien je vous souhaite bonne continuation!



Propos recueillis lors de l'Heritage Hour à la Chemical Heritage Foundation, le 17 octobre 2006.